Exfiltré(e)s/Version Française - Été 2024 : Se mettre au vert pour arrêter de s'écharper?
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Une récente enquête de la Fondation pour l’Innovation Politique, recensant les opinions de plus de 23 000 citoyens Européens avant les élections, est sans appel. Hormis la guerre en Ukraine, les thèmes de préoccupation majoritaires des Européens sont les inégalités économiques et sociales d’une part et l’immigration illégale d’autre part. Alors que ces deux thèmes semblent aujourd'hui définir le paysage politique, les considérations liées au réchauffement climatique sont reléguées au 6e plan, et la proportion de députés verts à l’échelle européenne et nationale est en nette baisse. Aux Etats-Unis, une victoire prospective de Trump porterait à nouveau les questions climatiques en bas de l’échelle des priorités.
Ce désintérêt pour la question écologique pourrait-il nous décourager ? Une perspective systémique nous conduit au contraire à penser que l'environnement doit être, plus que jamais, au cœur de nos réflexions. La transition écologique conditionne, sur le long terme, les enjeux économiques, sociaux et géopolitiques qui préoccupent les citoyens. Ce sont ces réflexions qui alimentent le thème de cette édition estivale.
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Fin du monde versus fin du mois
Pour beaucoup, l’écologie et la transition énergétique sont des préoccupations lointaines : une “idéologie urbaine bobo” dont ne peuvent se préoccuper ceux qui peinent à boucler leurs fins de mois. Pourtant c’est bien l’exploitation des énergies fossiles qui a permis une hausse significative du PIB Mondial depuis la révolution industrielle. A l’inverse, alors que l’accès à ces ressources est en passe de se tarir1, beaucoup d’observateurs anticipent une contraction économique inéluctable. Ainsi, au lieu d’opposer les considérations écologiques aux préoccupations financières des citoyens, il faudrait plutôt rapprocher ces sujets et les politiques publiques qui leur sont associées. Une transition énergétique planifiée (plutôt que subie) permettrait de limiter l’impact économique de la finitude des ressources énergétiques (et plus largement du capital naturel).
Les chocs économiques et les inégalités risquent de se multiplier à mesure que les catastrophes climatiques s’accroissent
Vagues de chaleur, acidification des océans (et élévation de leurs niveaux), baisse des rendements agricoles liés aux aléas climatiques et à l’épuisement des sols… Autant de changements qui menacent la croissance en contribuant à des déplacements de population, des mouvements sociaux et à la dépréciation drastique de certains actifs. Selon la Banque de France, les scénarios d’une transition “désordonnée” (sans planification) conduisent à des impacts de -2,1% et de -5,5% sur le PIB français d’ici 2050. Ce scénario conduirait de plus à renforcer les inégalités, au niveau national et mondial. On peut d'ores et déjà le constater avec la hausse des factures énergétiques dont le poids proportionnel est plus important pour les foyers les plus pauvres. Ces coûts pourraient être perçus comme d’autant plus injustes que ce sont les pays et individus les plus riches qui contribuent le plus largement au dérèglement climatique, entre autres pour leurs loisirs.
Les 10% plus gros émetteurs de CO2 sont responsables de 50% des émissions.
Sur la base de ce constat, on anticipe facilement la manière dont l’accroissement des chocs économiques et des inégalités contribuera à un monde instable au sein duquel le populisme pourrait prospérer, en faisant croire aux populations que la seule contestation de l’ordre établi résoudra les problèmes, détournant par-là même l’attention des problèmes physiques sous-jacents et des changements structurels qui devraient en découler.
Le rapport souligne également le fait que le pouvoir d'achat et la croissance économique ne peuvent être les seuls indicateurs pertinents pour mesurer le bien-être des populations et les inégalités structurelles d’accès à la qualité de vie, la santé, les soins et l'éducation.
Quelles pistes de planification ?
Compte-tenu des liens entre changement climatique, difficultés économiques et accroissement des inégalités, il est essentiel d’articuler les politiques publiques de transition à leurs effets sur les inégalités présentes et futures. Comme l’a démontré la crise des gilets jaunes2, la transition écologique ne réussira que si elle est majoritairement perçue comme équitable pour déployer des efforts et investissements nécessaires.3 Une simple “taxe” ne suffit pas car elle implique que les parties-prenantes les plus responsables du problème climatique continuent d’accéder aux mêmes services en payant plus cher, alors que les plus pauvres n’y ont plus accès.
En 2023, sur demande d’Elisabeth Borne, Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, respectivement ancien commissaire général et inspectrice générale des Finances, ont publié en 2023 un rapport très détaillé sur ces questions : Les incidences économiques de l’action pour le climat | France Stratégie (strategie.gouv.fr).
Quelques points clés :
D’entrée de jeu le rapport pose les bases “Ce n’est pas par la décroissance qu’on atteindra la neutralité climatique. C’est certes en mobilisant les marges de sobriété, mais surtout en décarbonant l’énergie par la substitution de capital aux énergies fossiles et en réorientant le progrès technique vers les technologies vertes”.
Pour y parvenir (et afin d’honorer les objectifs climatiques de la France), des investissements colossaux seraient nécessaires : la France devrait déployer 100 milliards d’investissement d’ici 2030.
La plupart de ces investissements seraient très difficiles à supporter pour les ménages les moins aisés. Par exemple, selon le rapport, la rénovation d’un logement, le changement du système de chauffage et l’acquisition d’un véhicule électrique en remplacement d’une voiture thermique représentent un investissement de l’ordre d’une année de revenu pour une ménage moyen en France.
Ainsi, même une approche qui donne la priorité à l'équilibre économique plutôt qu'à l'action climatique radicale fait le constat de la nécessité de fortes actions de redistribution et de partage des efforts.4 Le rapport examine plusieurs possibilités de financement :
L’arrêt de dépenses fiscales brunes, essentiellement des détaxes de combustibles pour certaines professions. L’exemption de taxes sur le kérosène pour les avions, représente un manque à gagner de 34,2 milliards d’euros de recettes fiscales/ an en Europe, selon certaines estimations.
L’endettement : “tout miser sur cet aspect serait “imprudent” concède le rapport qui précise que convaincre les agences de notation de cette approche est un défi qui mérite d’être exploré.
Une fiscalité temporaire des plus hauts revenus: des prélèvements obligatoires, et exceptionnels s’appliquant aux ménages les plus aisés afin de «montrer que tout le monde participe à l’effort».
Ces investissements auront à moyen terme un effet positif sur la croissance en relançant la demande. Mais parce qu’elle sera orientée vers la réduction des énergies fossiles plutôt que vers l’extension des capacités de production, la transition implique un ralentissement temporaire de la productivité de nouveaux besoins sur le marché du travail.
Ceci nous conduit à explorer l'autre partie du spectre des préoccupations mises en lumière par les sondages.
Et l’immigration dans tout ça ?
Comme le souligne François Gemenne, politologue belge expert en migrations climatiques et environnementales et membre du GIEC5, les migrations sont aujourd’hui principalement abordées dans le débat public sous un angle idéologique et “sondagier”, sans anticipation ou vision prospective, ni aucune véritable prise en compte du phénomène des migrations climatiques.
Certes, les migrations actuelles semblent avant tout liées à des problématiques économiques et géopolitiques, plutôt qu’aux catastrophes naturelles. Cependant, le changement climatique joue déjà un rôle majeur dans ces deux facteurs, et cela ne fera que s’accentuer : Une grande partie du revenu et de la subsistance des pays les moins développés dépend directement des conditions climatiques au travers de l’agriculture, c’est le cas par exemple pour 70% des habitants du Sahel.
D’après François Gemenne, l’enfer est pavé de bonnes intentions : on a présenté l’idée du flux de migrants climatiques massifs vers l’Europe pour inciter les pays développés à agir pour réduire leurs émissions, mais en faisant cela on a renforcé la vision négative de ces flux, présentés comme une menace, et donc alimenté la rhétorique de l'extrême droite, et la logique de fermeture absolue des frontières.6 Or cette politique a été totalement inefficace dans la dissuasion des aspirants à la migration, et incite ceux qui arrivent à franchir la frontière à ne jamais ressortir tant le voyage est coûteux et dangereux.
La réalité est plus complexe. Non seulement les migrations climatiques, dans leur intrication avec les facteurs économiques et politiques, sont déjà là, mais la plupart des déplacements ont lieu au sein des pays ou dans les pays voisins, et non vers les pays développés (plus de 200 millions de déplacés intra-pays d’ici 2050 selon la Banque Mondiale). Il y aura aussi de plus en plus de migrations intra-européennes, notamment dues aux sécheresses en Europe du Sud ou aux submersions dans les zones côtières.
Concernant les ordres de grandeurs sur les demandeurs d’asile vers l’Europe, les projections sont très difficiles à réaliser en raison de l'intrication des facteurs de migration. Cependant, des travaux statistiques menés conjointement en 2017 par des chercheurs de l’Université de Columbia fondés sur les précédentes déviations de températures optimales fournit les projections suivantes: +28% de demandeurs d’asiles par an en Europe pour un réchauffement de 2,2 degrés (soit 98,000 demandes supplémentaires), et +188% pour un réchauffement de 3,9 degrés (660,000 demandes supplémentaires par an).
Afin d’ordonner au mieux la transition climatique, et d’atténuer les conséquences des changements déjà enclenchés, il y aura également un grand besoin de main d'œuvre qualifiée, notamment dans les domaines du bâtiment et de l'agriculture. Plus globalement, maintenir une bonne proportion d’actifs dans les populations européennes vieillissantes ne se fera pas sans l'accueil de nouvelles personnes. En Europe la perte totale de population active entre 2021 et 20507 serait de 40 millions si l’immigration n'augmentait pas, soit plus d’un million d'actifs en moins par an. Ainsi, une politique migratoire préventive et raisonnée fait partie intégrante de la stratégie d’adaptation dans le cadre de la planification écologique.
Enfin, comme nous le rappelions dans notre article sur les COP, les pays développés ont consommé une grande part du budget carbone de l’humanité, et la reconnaissance de cette responsabilité face aux populations les plus fragiles des Pays du Sud devrait nous inciter à plus d’empathie, ou tout du moins de volonté de coopération. Une approche internationale plus collaborative et moins défensive sur les questions migratoires, comme sur les questions climatiques, est la clé pour mieux étudier, anticiper et organiser plutôt que de subir.
Réfléchir et agir ensemble, de manière juste et raisonnée à notre avenir commun, n'est-ce pas ça, l'essence de la politique?
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(Voir notamment à ce sujet les études du Shift Project portant sur l’épuisement des ressources en pétrole et en gaz)
A rapprocher d’autres vagues de contestation en Europe, par exemple en Suède, la «révolte du carburant»
qui a été exploitée par l’extrême droite.
Il faut à cet égard distinguer la question de la justice de celle de l'acceptabilité sociale : certaines mesures fiscales peuvent être considérées comme justes en théorie, mais rencontrent une forte résistance dans l'opinion publique. Ainsi, une taxe carbone dont les recettes seraient affectées à l'adaptation au réchauffement climatique dans les pays du Sud ou pour financer “les pertes et préjudices” pour les générations futures peut être considérée comme moralement juste, mais s’avèrerait très difficile à faire accepter.
Le rapport se concentre principalement sur la question climatique et ne prend pas en compte d’autres critères, tels que la biodiversité
François Gemenne dirige l'Observatoire Hugo dédié aux migrations environnementales.
A noter, l’ancien directeur de Frontex entre 2015 et 2022, qui a démissionné notamment en raison de graves accusations de complicité de crimes contre l’humanité, a rejoint la liste RN en troisième position pour les élections européennes en 2024.
https://www.insee.fr/fr/statistiques/6453758?sommaire=6453776#titre-bloc-1