Exfiltré(e)s - Printemps 2025
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Grand angle💡: Le coup de la panne
Par Carole
Lundi 28 avril, 9h02, Gare d’Aveiro, une jolie ville située à une heure au sud de Porto. J’y ai couru mon premier semi-marathon la veille, sous un beau soleil et dans une atmosphère joyeuse et familiale. Mais je souris moins ce matin: la gare est quasi déserte, apparemment il y a une grève des cheminots. Après une longue négociation avec moi-même (les bus, complets jusqu'à 15h ou bien le taxi pour 35 euros et beaucoup plus de carbone?), j’arrive à rejoindre Coimbra vers 11h, dépose ma valise chez ma logeuse pour la nuit et file profiter de la demi journée qu’il me reste, car demain, direction Lisbonne!
Le quartier de l’Université est assez calme, je m’arrête dans une sorte de petite cantine pour déjeuner. Il y a un buffet, mais on m’explique qu’il y a une panne, ils ne servent que les habitués. Étrange. Je me dis que ce n'est pas ma journée. Mais la faim devient insistante, et je me dirige vers un café un peu au hasard, mon téléphone ne semblant capter aucun réseau…jolie terrasse au soleil, il ne reste qu’une place libre, c’est parfait.
“Une omelette? A moins que vous ne vouliez les manger crus nous ne servons pas d’œufs. Houmous et légumes croquants? Ça marche. Et nos boissons sont fraîches…pour l’instant”. J’apprends que la panne est générale, et mes voisins de table allemands me disent que ce n’est pas simplement la ville, mais tout le Portugal et l’Espagne, et qu’on ne sait rien sur son origine, peut-être une cyberattaque. Et comme si ça ne suffisait pas: “Les infos disent qu’on ne sait pas quand ils pourront rétablir le courant, ça pourrait durer deux ou trois jours”.
Passées les quelques secondes d’incrédulité, je commence à turbiner: je n’ai ni batterie solaire pour mon portable, ni lampe frontale, j’ai de l’argent liquide (ouf), mais il faut un digicode pour rentrer dans la chambre d’hôtes… si j’en retrouve le chemin! Je reste zen, achète des billets en ligne pour visiter l’Université pendant les quelques minutes où le réseau semble à nouveau marcher, et retourne au gîte après ma visite. Ma logeuse m’assure qu’elle ne laissera pas ses hôtes sacrifier son chat, qu’elle pourra tous nous nourrir grâce à sa cuisinière au gaz et me souhaite bonne chance. Heureusement, il y avait une batterie pour le digicode, et elle avait une carte de la ville à me prêter. Je repars donc et me promène, à travers les parcs, en traversant prudemment les rues sans plus aucun feu de signalisation.
On dirait un dimanche, beaucoup de gens sont dehors, dans l’herbe, en groupe. Enfin, c’est assez inhabituel: les gens se parlent. A part les petites échoppes et les glaciers, les magasins ferment, ne pouvant plus faire payer en carte bleue ou s’éclairer. Dans les petits magasins de quartier, les commerçants notent le nom et la somme due par les habitués qui n’ont pas de liquide pour payer. La batterie de mon téléphone se vide dangereusement, la lampe torche étant indispensable pour aller aux toilettes j’essaye de l’économiser au maximum. Surtout en garder assez pour montrer mon billet de bus demain matin!
Je passe devant un club de fado et réserve des places pour 20h, ils disent pouvoir assurer le spectacle à la bougie. Quelques minutes avant le début, la rumeur se répand: l’électricité est revenue!
C’est le soulagement. Mais je me dis quand même que tout le monde avait l’air bien calme et détendu…et si ça avait vraiment duré trois jours? Que s’est il passé ce jour-là, et est-ce que ça pourrait recommencer, ailleurs, plus longtemps? Comme j’ai pu lire dans les premières heures après la panne, tout ça c’était la faute des renouvelables?
Quand le courant ne passe plus 🪫
Un révélateur de nos vulnérabilités
Commençons par les petites choses : cet épisode est un rappel cinglant que nos téléphones portables font tout, on se repose sur eux pour s’éclairer, se déplacer, payer, se divertir, tout organiser. Et plus largement, notre quotidien repose sur l’électricité, qui sera encore plus indispensable avec la fin programmée des véhicules thermiques...et c’est une bonne chose pour le climat!
Mais si mon expérience a été plutôt légère, il faut rappeler que la panne a occasionné au moins sept décès (assistance respiratoire arrêtée, intoxications suite à l’utilisation de générateurs diesel) et que des milliers de personnes sont restées coincées dans les ascenseurs, les trains et les métros, notamment à Madrid où la panne a duré près de 24h.
Nous avons tellement pris l’habitude de la facilité que beaucoup n’ont pas le strict nécessaire chez eux pour faire face à ce type d’aléa, qui risque malheureusement de se produire à nouveau - notamment dans les cas d’évènements climatiques extrêmes: des bougies, lampes torches, radio à piles ou mieux avec un chargeur solaire, quelques réserves d’eau et de nourriture et de l’argent liquide. Et encore mieux: des voisins dont on connaît le prénom!
Si la panne avait duré quelques jours…🫣
Si les opérateurs ibériques, soutenus par l’apport du réseau français et marocain, sont arrivés ce jour-là à rétablir le courant en quelques heures (ce qu’on appelle un “black start”), la panne aurait pu durer beaucoup plus longtemps. En France, suite à la tempête de 1999, certains foyers ont dû attendre 19 jours! Et les quelques heures ont suffit pour que certains hôpitaux portugais subissent des coupures d’eau suite à l’arrêt des pompes.
Au-delà de 24h, ce n’est plus seulement l’électricité qui fait défaut, mais l’eau, beaucoup plus indispensable. Et s’il n’y a pas assez de carburants de secours stockés, les groupes électrogènes des hôpitaux et autres infrastructures clés comme les communications risquent aussi de s’arrêter. Bref, on se retrouve en état de catastrophe naturelle, possiblement à l’échelle d’un pays entier. Alors pour éviter que de tels incidents se reproduisent trop souvent, il est grand temps de faire un retour d’expérience!
La faute aux renouvelables?🧐
Le rapport d’enquête publié il y a quelques jours fait état d’une surtension entraînant un incident aux “causes multifactorielles”, évoquant des erreurs humaines : le gestionnaire du réseau espagnol (REE), pointé du doigt pour avoir mis en place ce jour-là un système de régulation trop faible, renvoie la balle vers les opérateurs qui n’auraient pas respecté leurs obligations en se déconnectant du réseau pour protéger leurs installations. Ainsi, peu avant la panne, deux “chutes de fréquence” importantes ont été constatés sur le réseau, révélant un important déséquilibre entre la production et la consommation. Cette chute aurait résulté dans une perte de production d’environ 15 GW, trop violente pour être compensée par le réseau français qui s'est alors déconnecté pour éviter la contagion. Peu avant la panne, l’approvisionnement du réseau était à 70% en énergie éolienne et solaire (ce qui est souvent arrivé en 2024). Les opposants aux énergies renouvelables ont sauté sur l’occasion pour les pointer du doigt.
Mais en cherchant un peu plus loin, on voit également que le problème semble être plus complexe et profond.
Afin d’atteindre ses objectifs de décarbonation, l’Europe doit en effet grandement accélérer son électrification, pour passer de 23% des usages aujourd’hui à 50-60% en 2050. Or les investissements massifs dans les renouvelables pour atteindre cette électrification “verte” pèsent sur la solidité du réseau, et les opérateurs sont loin d’être prêts. Il y aurait actuellement l’équivalent de trois fois la capacité nécessaire pour atteindre les objectifs de décarbonation de 2030 dans les installations en attente de raccordement. Des investissements massifs dans le stockage, la flexibilité, le réseau et les interconnexions deviennent donc nécessaires.
D’autres hypothèses incluent le manque de visibilité sur l’auto-consommation solaire en Espagne, rendant plus difficile le pilotage de l’équilibre entre offre et demande : selon Bloomberg, les estimations iraient jusqu'à 10 GW de capacité d’auto-consommation solaire installée, soit environ un tiers de la capacité vraiment prise en compte en solaire (et environ 10% de la capacité électrique nationale).1
Ainsi, les gestionnaires de réseau européens se sont déjà exprimés dans leurs rapports annuels sur les fragilités du système si le développement des sources non pilotables que sont l’éolien et le solaire se poursuit sans renforcer le réseau, notamment au travers du “grid forming” qui permet de créer de l’inertie au travers du stockage ou de rotors. Tout comme le stockage, cette solution n’est pas la panacée, car elle n’a pour l’instant été testée à l’échelle que dans des systèmes isolés de faible taille comme Hawaii ou des régions d’Australie, mais pas l'échelle de la péninsule ibérique.
Qui devra payer pour ces investissements supplémentaires ? Pour l’instant, les opérateurs d’énergies renouvelables ne sont pas sollicités, ce qui implique que ces coûts sont soit supportés par les consommateurs, soit retardés…or le vote en 2019 d’une sortie du nucléaire (environ 20% du mix espagnol) d’ici 2035 ne fera qu’accentuer le problème.
Cela peut-il arriver ailleurs en Europe ?
En France, l’ “îlotage” des centrales nucléaires rend plus facile le redémarrage en cas de black-out : contrairement aux centrales espagnoles qui s’arrêtent en cas d’incident de ce type et tournent aux générateurs diesel, les centrales françaises continuent à fonctionner à 30% de leurs capacités et s'auto-alimentent. Dans le cas d’un black-out, seules les capacités hydrauliques, les centrales fossiles (gaz, charbon) et ce type de centrales peuvent assurer un redémarrage.
Autre avantage de la France : avec plus de voisins, elle peut stabiliser plus rapidement son apport. Au moment de la panne espagnole, l’Italie et le Royaume-Uni ont fourni à la France un surplus d’1,5 GW qu’elle a pu retransmettre à l’Espagne.
Regardons de plus près nos voisins européens les plus avancés dans la transitions vers les renouvelables : la Norvège dispose d’un mix de génération d'électricité à 98.5% renouvelable, dont 91% d'hydroélectricité (donc pilotable) et 9% d’éolien ; mais c’est le Danemark qui domine sur les renouvelables non pilotables, avec 88% de renouvelables dans le mix en 2024 : 67% éolien et solaire, 21% de biocarburants et déchets, le reste en charbon et gaz.
Ce qui permet l’actuelle résilience du réseau Danois ? Ce ne sont pas les capacités de stockage (dont les leaders sont aujourd'hui l’Allemagne et l’Italie), mais les interconnexions avec la Norvège, la Suède et l’Allemagne et surtout des investissements massifs dans les condensateurs synchrones et autres technologies d’inertie. Et au Danemark, les développeurs sont davantage sollicités pour contribuer à ces investissements.
Même s’il faudra attendre plusieurs mois pour connaître les conclusions de l’enquête sur l’origine de la panne générale, on ne peut donc pas mettre sous le tapis la question des investissements nécessaires dans le réseau qu’implique la plus forte pénétration des sources renouvelables intermittentes et non pilotables.
Et même s’il fait jour bien tard, n’attendez pas la Saint Valentin pour racheter des bougies !
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Ce qui a permis à l’université d’Almeria, alimentée par ses panneaux solaires, de s'isoler du réseau et de continuer à fonctionner après seulement 10 secondes de panne électrique…
Sources:
https://bonpote.com/black-out-electrique-en-espagne-que-sait-on-reellement-apres-3-jours-de-panne/
https://thebreakthrough.org/issues/energy/its-okay-to-notice-when-solar-and-wind-fail