Août 2023 : le Grand Dépassement
En ce mois caniculaire, on discute de limites planétaires, d’économies d'eau et de l'envers du décor des engagements climatiques.
Au sommaire de cette édition :
Rubrique Grand Angle : Overshoot Day (où le Mythe de l’Énergie Illimitée)
Rubrique Du Savoir Aux Actes : Comment Faire des Économies d’Eau?
Rubrique Coup de Coeur : Interview de Yamina Saheb
GRAND ANGLE 💡: Overshoot Day
Quand le Mythe de l’Énergie Illimitée Nous Menace
Le 2 août 2023 a marqué le tristement célèbre « Jour du Dépassement », date à laquelle, selon les calculs de l’ONG Global Footprint Network1, l’humanité a épuisé toutes les ressources que la planète peut générer en une année.
Un classement plus granulaire (par pays) est également disponible. Selon ce dernier2, en France, le jour du dépassement était le 5 mai 2023. Concrètement cela signifie que si toute l’humanité consommait comme les Français, nous aurions besoin de 2,9 planètes/an pour soutenir notre consommation et absorber nos déchets.
Dans les médias, la date déchaîne les passions… Certains s’émeuvent, tandis que quelques entreprises se félicitent3. D’autres s’indignent, comme le philosophe Luc Ferry qui qualifie l’initiative de « grande imposture » dans les colonnes du Figaro4, critiquant les biais méthodologiques utilisés pour calculer la date. Selon lui, la comparaison entre les divers écosystèmes pour le calcul des émissions/stockage de CO2 est « fantaisiste », car « il s’agit de sujets totalement différents (...)» «
La surpêche, » écrit-il « n’a aucun lien avec la déforestation et ces deux sujets peuvent et doivent recevoir des solutions différentes entre elles ».
Appréhender les limites
Au delà des querelles, les travaux du Global Footprint Network ont-à minima-le mérite de promouvoir régulièrement et de manière tangible les « limites planétaires »5 🌍, et le fait que les prélèvements ne peuvent dépasser les ressources naturelles disponibles.
D'après les scientifiques, sur les neuf limites définies, six ont été franchies :
Changement climatique6
Intégrité de la biosphère/ biodiversité7
Perturbation des cycles de l'azote et du phosphore (et leur utilisation intensive pour l’agriculture)
Modifications de l'usage des sols (notamment la déforestation)
Introduction de nouvelles entités dans l'environnement (le plastique par exemple)
Utilisation de l’eau douce8
Le dépassement de ces limites entraîne des modifications brutales pour l'humain et son environnement, compromettant la capacité de notre planète à offrir un cadre de vie stable et durable pour notre génération et celle de nos enfants.9
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Les travaux du think tank “The Shift Project” offrent une littérature abondante sur le lien avéré entre consommation énergétique et croissance économique10.
À partir du 19ᵉ siècle l’extraction en masse des énergies fossiles – d'abord le charbon – suivi du pétrole et du gaz, a bouleversé le cours de l'Humanité. L'accès soudain à ce trésor d'énergie carbonée a propulsé la révolution industrielle et, avec elle, d’immenses progrès économiques et technologiques 💥🚀.
Les énergies fossiles ont ainsi ouvert une ère de croissance économique sans précédent – basée sur des ressources comptabilisées-de façon arbitraire- comme quasi-gratuites, puisque seuls les coûts d'extraction des fossiles étaient pris en compte, non pas ceux de leur exploitation ni de leur impact carbone.
Ce faisant, nos économies se sont de plus en plus déconnectées des flux naturels de la Terre, tels que le soleil ☀️, la pluie 🌧️ et le sol 🌱. Cette manne soudaine nous a rendu « aveugles »11 à la réalité de l'énergie et de son rôle central dans nos systèmes économiques.
Selon beaucoup d’experts, cette ère d’abondance aura une fin, qui n’est pas si lointaine12. Face à cette évolution, une simplification économique et énergétique s'impose.
Et pourtant…. Selon les estimations13, le secteur des énergies fossiles reçoit plus de 1,7 milliard de dollars de subventions chaque jour. Selon l’OCDE14, ce phénomène s'accroît chaque année parmi les pays du G20, une tendance aggravée par les menaces énergétiques provoquées par le tragique conflit en Ukraine.
La communauté scientifique, et les travaux du GIEC ne cessent de le rappeler : la poursuite infinie d'une croissance économique dans un monde fini conduit inévitablement l'humanité à sa perte. Tôt ou tard nous devrons faire des choix difficiles pour garantir un avenir durable.
Quelles solutions ?
Revenons à nos moutons limites. A l’inverse de ce qu’affirme Luc Ferry- les problèmes (et leurs solutions) sont inextricablement liés, au sein d’un réseau complexe d'interactions où la perturbation d'un élément peut déclencher des effets “domino” menaçant tout le système15.
Repenser le « pourquoi »
« Le problème ne tient pas dans la source de l’énergie mais de l’utilisation que nous en faisons, » s’indignait récemment l’astrophysicien et philosophe français Aurélien Barrau lors d’un éloquent discours devant le parlement Européen…. « Plus d’énergie signifie plus de destruction (…). Nous sommes, c’est un fait, la civilisation la plus meurtrière à l’égard de la biosphère. »
L’énergie la plus propre est celle que l’on ne consomme pas. L’électrification des usages et la transition vers les renouvelables sont essentiels, mais au lieu d’innover uniquement sur les moyens (notre manière de consommer l'énergie, « how ») il est essentiel de se concentrer urgemment sur la question des fins (dans quel but, « why »).
Une perspective systémique
Ce n’est qu’en adoptant une vision globale que nous pouvons commencer à concevoir un futur plus sobre, en harmonie avec la nature et nos besoins réels. Cette approche est nécessaire mais elle est également plus difficile car elle implique nécessairement un changement de paradigme.
L’ingénieure conférencière et enseignante Audrey Boehly16, autrice dans son livre Dernières limites paru en juin dernier en témoigne :
De nombreuses propositions existent pour repenser nos modèles. Parmi ces-dernières, citons l’économie symbiotique théorisée par l’ingénieure Isabelle Delannoy 17:
Ou encore le concept “d’entreprise régénératrice et contributive”, qui a fait l’objet de nombreux travaux, dont ceux récents de la Convention des Entreprises pour le Climat18.
Source : Suricat Consulting
Nous aurons l’occasion de détailler ces modèles dans un prochain numéro de la Newsletter.
D’ici là mettons-nous en marche ! 🚶♂️Comme nous y enjoint Aurélien Barrau, acceptons notre finitude et cheminons « sans œillères » vers un futur plus heureux mais aussi plus fragile que nous l'avions imaginé. 🌿🌟
DU SAVOIR AUX ACTES 🙋♂️ : Comment Vraiment Économiser l’Eau ? (De Près ou de Loin)
Bientôt à sec? 🌍
En 2022, la limite planétaire de la perturbation du cycle de l’eau douce a été franchie. Il s’agit notamment de l’eau dite “verte”qui est stockée dans le sol et disponible pour les plantes.
Vingt-cinq pays, représentant la moitié de l’humanité, sont déjà en stress hydrique «extrêmement élevé», ayant consommé 80% (ou plus) de leurs ressources en eau, selon de nouvelles données publiées par le World resources institute (WRI). En France, les sécheresses estivales se succèdent, avec de surcroît cette année une sécheresse hivernale. On prévoit que ces épisodes extrêmes (qui se produisent une fois tous les trente ans actuellement) devraient survenir une année sur deux aux alentours de 2050.
Comment réduire son impact? 🪣
L’activité humaine a deux impacts principaux sur l’eau:
La quantité disponible (sécheresse)
La qualité (pollution)
Plus complexe que la question des émissions de CO₂, l’eau est une problématique à la fois globale et locale. Cela signifie qu’un même comportement peut-être acceptable dans une région où l’eau abonde et dommageable en région de stress hydrique, et selon la saison.
Il faut également prendre en compte le fait que les produits que nous importons et consommons peuvent aussi créer des dommages à des milliers de kilomètres - c’est l'eau “invisible” ou “virtuelle” contenue dans nos vêtements en coton par exemple.
Quels gestes adopter au quotidien? 🐾
Un français consomme chaque jour environ 5000 litres d’eau, dont presque la moitié est prélevée ailleurs qu’en France au travers des produits importés. L’eau potable que nous consommons chaque jour et a un impact local direct est d’environ 150 litres (à peine 3% de notre consommation totale).
Les gestes et les ordres de grandeurs sont donc bien différents selon qu’on se place dans un contexte de restriction d’eau locale et souvent ponctuel et saisonnier, ou dans celui plus large de l’appauvrissement des ressources en eau (y compris autour de chez nous!).
Nous avons regroupé ici les chiffres clés permettant de réduire son empreinte, tout d’abord localement et notamment pendant les épisodes de restriction:
Les chiffres diffèrent beaucoup selon les sources, mais on peut être frappé par l’impact des bains (un bain représente la consommation d’eau potable d’un français moyen en une journée) et surtout des piscines: en estimation moyenne, remplir sa piscine fait doubler la consommation de l’année, tout comme son entretien. Ce triplement potentiel de la consommation par habitant est particulièrement problématique quand on superpose la carte des piscines privées avec celle des sécheresses locales:
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Sources: carte 1 cadastre, avril 2022 (Crédit : France Info). Carte 2 : infographie le Monde
Quand aux choses à ne surtout pas jeter dans les canalisations (évier ou WC):
Les huiles alimentaires, essences, insecticides, peinture, médicaments,
Tout papier ou plastique (sauf le papier toilette), y compris les tubes “biodégradables”,
Les cotons tiges,
Les lentilles jetables,
Et surtout les mégots qui contaminent 500 litres d’eau chacun!
Concernant l’eau globale (y compris celle liée aux cultures agricoles proches de chez nous), les ordres de grandeur sont les suivants:
Ainsi, avec 86% de l’eau consommée d’origine agricole, ce sont avant tout nos assiettes qui déterminent notre impact sur les régions qui sont notamment dédiées aux cultures destinées à l’alimentation animale: le maïs, et dans une moindre mesure le soja et le blé.
C’est l’alimentation carnée qui est globalement la plus vorace en eau, avec une différence assez marquée entre le bœuf (15m³ d’eau/kg), le porc (6m³) et le poulet (4m³), lui-même 10 fois plus gourmand les légumes. (Source: Water Footprint Network)
Pour ceux qui prolongent leurs vacances, n’oubliez pas qu’un touriste consomme deux fois plus d’eau qu’un habitant local, et que les baignades dans les lacs perturbent considérablement la biodiversité. Et surtout, n’oubliez pas votre gourde🥤!
Pour aller plus loin:
-Les recommandations du dernier rapport de la Cour des Comptes: “La gestion quantitative de l'eau en période de changement climatique” (Juillet 2023) https://www.ccomptes.fr/fr/publications/la-gestion-quantitative-de-leau-en-periode-de-changement-climatique
-Comprendre pourquoi les mega-bassines sont une “maladaptation”: “Crise de l’eau, planète terre invivable” Interview de l’hydrologue Emma Haziza (Thinkerview)
Les chiffres clés de l’empreinte eau des français: “L’empreinte eau de la France” (WWF, 2012) https://economie.eaufrance.fr/sites/default/files/2020-07/Doc357-L_empreine_eau_de_la_France.pdf
-L’impact de nos assiettes: “The water footprint of poultry, pork and beef: A comparative study in different countries and production systems” (P.W. Gerbens-Leenes, M.M. Mekonnen, A.Y. Hoekstra, 2013
https://waterfootprint.org/resources/Gerbens-et-al-2013-waterfootprint-poultry-pork-beef_1.pdf
-L’impact démesuré des touristes, même dans les pays en stress hydrique: “https://babel-voyages.com/fr/face-au-tourisme-de-masse-le-defi-de-la-gestion-de-leau”
-Mon eau du robinet est-elle contaminée aux pesticides? https://france3-regions.francetvinfo.fr/occitanie/hautes-pyrenees/tarbes/pesticides-l-eau-de-votre-robinet-est-plus-ou-moins-polluee-decouvrez-les-resultats-de-votre-commune-2793250.html
💚COUP DE CŒUR : Comprendre l’(in)action climatique
Pourquoi, malgré les ambitions affichées et la succession des conférences internationales de lutte contre le dérèglement climatique, continuons-nous d’émettre chaque année plus de dioxyde de carbone et ne dévions-nous en rien les trajectoires de réchauffement?
Pour mieux comprendre ce phénomène, écoutez l’interview de Yamina Saheb dans le podcast Sismique (Spotify ou Youtube).
Yamina est Docteure en ingénierie énergétique et économiste, spécialiste des politiques énergétiques, et co-rédactrice du 6e rapport du GIEC sur le réchauffement climatique. Dotée d’une riche expérience des institutions Européennes, elle a formulé plusieurs recommandations concrètes pour lever les freins envers des politiques climatiques véritablement efficaces19.
Au cours de cet entretien d’un peu plus d’une heure, vous comprendrez mieux les mécanismes de décision et les enjeux politiques, pourquoi on peut parler de “colonisation” du budget carbone, et comment le concept de sobriété a été détourné.
Et pour ne pas perdre espoir dans le possible changement des mentalités de nos dirigeants européens, et faire le lien avec les limites planétaires, ne manquez pas non plus l’inspirant discours d’Aurélien Barrau, philosophe et astrophysicien, au Parlement lors de la conférence Beyond Growth qui s’est tenue en mai dernier.
Références de cette édition :
https://www.overshootday.org/
https://www.wwf.fr/jour-du-depassement
Dans les faits le recul de 5 jours de la date cette année est principalement lié à un changement méthodologique et ne correspond qu'à un progrès réel de moins d'une journée. Sources : Le Monde et WWF.
En 2009, les chercheurs du Stockholm Resilience Centre en Suède ont introduit le concept des (“Planetary Boundaries”) Ce cadre scientifique vise à définir des seuils à ne pas dépasser pour maintenir des conditions favorables à la vie humaine et à la stabilité de l'écosystème. Neuf limites critiques ont été identifiées. Le terme est consensuellement traduit en français par « limites » mais en réalité plus proche de la notion « frontières » car elles se situent en amont du point de bascule (voir note de bas de page 9). Pour en savoir plus, nous vous recommandons cette vidéo du bloggeur @ChezAnatole.
Cette limite correspond à la concentration maximale de gaz à effet de serre dans l’atmosphère qui ne causera pas de dommages pour le climat. En 2022, la température moyenne mondiale a été supérieure de 1,15 °C vs celle de la période préindustrielle. Avec la trajectoire actuelle il est probable que les accords de Paris, qui visent à limiter, d’ici 20250 "l'élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2°C, tout en poursuivant leurs efforts pour la maintenir à 1,5 degré," ne soient pas respectés. Pour un aperçu d’un monde à + 2 degrés, nous vous conseillons l’article de Thomas Wagner dédié à cette question?
Cinq extinctions de masse se sont déjà produites sur Terre durant les 500 millions d'années écoulées. Les causes sont différentes selon les périodes et pour certaines, encore débattues. La sixième extinction en cours se démarque des précédentes car elle est la première causée par l'activité humaine. Depuis 1900, le nombre d'individus par espèce aurait globalement diminué de 20 %. La survie à très court terme de 40 % des espèces d’amphibiens, de près de 33 % des récifs coralliens et de plus de 30 % de tous les mammifères marins est menacée.
70% de l’eau douce disponible dans le monde est utilisée pour l’agriculture. En France, c’est plus de la moitié de la ressource en eau disponible (57%) que nous utilisons pour irriguer seulement 7% des terres agricoles*. Ce déséquilibre des usages peut avoir de graves conséquences - des villages privés d’eau potable, menace sur la sécurité alimentaire - qui nous amènent aujourd’hui à réfléchir à des solutions systémiques. Sources : W8WF et Organisation pour l'alimentation et l'agriculture (FAO
Les limites planétaires se distinguent des points de bascule par leur nature et leur fonction. Ce sont des repères pour maintenir la sécurité environnementale à l'échelle mondiale, tandis que les points de bascule (tipping points) sont des seuils critiques qui, une fois franchis, peuvent entraîner des changements irréversibles dans les systèmes complexes. Ces points de bascule sont souvent difficiles à modéliser, prédire et à identifier, ce qui rend leur gestion complexe.
https://theshiftproject.org/lien-pib-energie/
“Energy Blind” - un concept développé par Nate Hagens, spécialiste des questions énergétiques, et professeur à l'université du Minnesota dans une excellente série de podcasts/ vidéos : https://www.thegreatsimplification.com/
Voir notamment les études du Shift Project portant sur l’épuisement des ressources en pétrole et en gaz
https://www.latribune.fr/economie/international/chaque-jour-le-secteur-des-energies-fossiles-recoit-plus-de-1-7-milliard-de-dollars-de-subventions-904316.html
Pour ne citer que quelques exemples:
-Le réchauffement climatique, qui entraine le la fonte des glaciers et la montée du niveau de la mer, menace les habitats côtiers et la biodiversité associée.
-La hausse des températures et l'acidification des océans, qui peuvent entraîner le blanchiment des coraux et la dégradation des récifs, affectant toute la chaîne alimentaire marine.
-La déforestation réduit la capacité des arbres à absorber l'eau du sol et à libérer de l'humidité dans l'atmosphère. Cela peut modifier les schémas de précipitations et le régime des pluies dans une région donnée, ce qui peut à son tour affecter la disponibilité de l'eau douce pour les écosystèmes terrestres et les populations humaines.
https://www.geo.fr/animaux/quelles-sont-les-limites-planetaires-et-a-quoi-sert-ce-concept-en-ecologie-journee-mondiale-environnement-boehly-214966
https://region-aura.latribune.fr/evenements/2019-04-23/isabelle-delannoy-l-activite-humaine-peut-etre-en-symbiose-avec-la-terre-814990.html
https://www.arep.fr/futurs/entretien-avec-yamina-saheb/